Janvier-mars 1944
Des visites ou des colis ont été apportés à la prison militaire. Pendant les huit premiers jours, il a été « interrogé jour & nuit. » Claude LERUDE va adresser de nombreuses lettres à sa « Chère maman », qui va les conserver. Elle les transmettra le 11 mai 1946 au curé d’Ardon qui s’occupe de la mémoire de la Résistance dans notre Région. Madame Marguerite NAUDIN étant devenue Sœur Marie-Agnès de Jésus au Carmel du Dorat, celle-ci lui transmet les courriers, avec quelques annotations importantes.
Monsieur le Curé
Voici la copie des principaux passages des lettres de Claude que vous avez demandé à mon frère.
J’ai passé naturellement sur ce qui était trop intime ou trop matériel. Ces pauvres lettres prennent tout leur relief quand on sait qu’il ne laissa jamais deviner quelle était sa vie pendant ce temps : interrogatoire de jour et de nuit – une fois plusieurs jours sans aucun arrêt – une autre fois 60h sous un phare électrique – piqûre pour essayer de le faire parler dans l’inconscience. Robert TAUREAU vous dirait cela …
… Qu’il y a loin de leur joyeux et total sacrifice à la réalité actuelle !
Ceux qui sont partis ont la plus belle part et doivent aider les rares survivants…
Veuillez agréer Monsieur le Curé l’expression de mes religieux sentiments
Sœur Marie Agnès de Jésus
1/ Lettre du 23 janvier 1944 (extraits)
Orléans, le 23 janvier 1944
Ma chère maman,
Comme toujours*
la vie est plus dure pour celle qui reste que pour celui qui est parti : ici c’est fort supportable : grâce surtout à tes colis- douche chaude une fois la semaine, paillasse, électricité, bref on nous traite en officiers et non en criminels de droit commun. De plus je suis avec un autre étudiant et nous dissertons philosophie ; c’est mieux que la solitude.
… Ces événements sont peut-être un bienfait : il y a longtemps que je n’avais pu réfléchir et je fais une retraite forcée où je réfléchis : laquelle des deux vies qui s’offrent à moi est celle qui m’est destinée ? J’ai fait mon devoir Je peux bien penser un peu à moi, à nous deux puisque une fois de plus la vie nous retrouve tête à tête dans des circonstances nouvelles, car je te sens toute proche de moi et je chante** : la vie est belle.
Remercie ceux qui pensent à moi, mais je ne veux pas être plaint : je savais ce que je faisais et ne suis pas une pauvre victime : la vie est belle quand on est d’accord avec son intelligence en harmonie avec l’Intelligence qui gouverne le monde. Rassure les grands-mères : je suis heureux ; ce sont elles qui sont à plaindre. Quant à nous, l’amour n’a jamais dépendu de l’espace total ou relatif, il est libre.
Je t’embrasse par-delà les murs.
Signé Claude Lerude avec croix scout
2/ Lettre du 25 janvier 1944 (extraits)
Orléans, le 25 janvier 1944
Ma chère maman,
Je te griffonne*
vite un mot car il paraît que nous serons 15 jours sans écrire**. Que m’importe puisque nos cœurs sont libres. Je ne sais si toi tu pourras m’écrire pendant ce temps, mais je le crois.
Pourquoi est-ce Denise et non toi qui fait mes colis, je sens bien que la maison a dû changer, mais j’ai peur que tu sois malade. ***
Pour moi rien, je me porte bien – me repose, comme tu peux penser – c’est un apaisement. Il faut savoir prendre la vie et la considérer toujours comme un don joyeux et dont il faut tirer parti.
Perdre la vie n’est rien pour un soldat, perdre sa vie voilà le vrai malheur ; mais étant prisonnier de guerre, je crois que nous passerons Noël prochain ensemble.
Le malheur c’est que je n’ai rien à dire : Le rythme de la vie dans sa monotonie est très bref et les nuits succèdent aux nuits très vite. Vie toute de l’esprit qui ne se prête guère à ce genre de courrier. Contrairement à ce que l’on pourrait croire la prison élargit l’esprit.
Décidément ces années auront été fertiles en situation imprévue : qui aurait cru que le jeune chef scout de 1937 se verrait sans gêne ni remords, menottes aux mains dans les rues de la ville.
Je voudrais ne pas être plaint : d’abord la vie est le mieux qu’il soit possible en prison et ensuite c’est la juste conséquence de mes actes. Je regrette seulement les ennuis causés à mon oncle**** ; excuse-moi près de lui.
Dis adieu pour moi à Claude puisqu’elle partira avant ma libération*****
Bon anniversaire au filleul qui vient de prendre un an : c’est la vie : les hommes font la guerre, les femmes sentent le mal et réagissent en fonction de lui, les enfants s’acheminent vers leur destin sans comprendre ; et quelques années après ils sont tous dans l’éternel présent dont ce que nous appelons « le réel » n’est que l’apparence ou le symbole. Je commence seulement à comprendre ces discussions philosophiques sur la perception du réel ; nous voyons en somme ce que nous voulons bien voir et tout n’est que symbole par association d’idée : pourquoi telle couleur me semble-t-elle gaie, pourquoi le feu évoque-t-il le sacrifice, pourquoi les étoiles appellent l’idée de Dieu ; Pourquoi trouvai-je que deux êtres se ressemblent …
Bons Baisers
Signé Claude Lerude avec croix scout
3/ Lettre du 29 janvier 1944 (extraits)
Orléans, le 29 janvier 1944
Ma Chère Maman,
Je t’écris de
la Gestapo* entre deux interrogatoires, tu vois que l’on traite entre gens corrects…
La vie s’organise à peu près : quand je ne suis pas interrogé, je fais des mathématiques avec mon co-habitant de cellule – des mathématiques philosophiques évidemment – nous nous posons des problèmes du jeu de dames – nous faisons de la gymnastique en chambre bien entendu ! Il ne faut perdre aucune de ses facultés et essayer de rester un homme complet. C’est un peu le même problème que celui des « oflags »** : ne pas considérer la vie comme terminée, mais se préparer à de nouvelles tâches ; on manque tellement de cadres à l’heure actuelle que sans cesse nous devrons être sur la brèche et comme dit la prière scoute : « sans attendre d’autre récompense que celle de savoir que nous faisons Sa Sainte Volonté ».
La prison doit nous apprendre à ne pas avoir de haine, haine contre la vie, haine contre les gardiens qui n’en peuvent pas, haine contre les hommes méchants. La vie est un combat de la nature où chacun est poussé par des forces qui le dépassent. La prison est un entraînement à tous les retournements de situation, l’acceptation de toutes les disciplines et à se retrouver soi-même dans sa nudité***.
A ce propos mon physique supporte bien le choc ; j’ai moins d’eczéma qu’il y a huit jours mais il y a quelques puces****. Contrairement à ce que l’on peut croire la prison risque de diminuer la résistance du corps ; pas d’exercice, pas de soleil direct, un peu de feu et ne penser qu’à manger ou à analyser les sensations nerveuses.
C’est encore une expérience qui me manquait ; décidément j’aurais tout connu en quelques années ; la Providence veut certainement quelque chose de moi pour me donner une éducation aussi complète. Et c’est toi qui fus à l’origine et en quelque sorte sa tutrice. Mais que veut de moi la vie ? C’est la réponse à cette question que je me pose dans l’apaisement de mon âme*****.
Bons baisers
Signé Claude Lerude avec croix scout
4/ Lettre du mercredi 16 février 1944 (extraits)
Orléans, le 16 février 1944
Ma Chère Maman,
J’ai l’im-
pression que tu n’as pas reçu ma dernière lettre, celle où je proclamais le calme de mon esprit et le bonheur de l’accord entre l’intelligence et les actes. J’en ai l’impression parce que le sac de couchage en drap, la brosse à dents et le savon demandé ne sont pas encore arrivés… Heureusement l’on m’a donné l’autorisation d’écrire une fois supplémentaire. Fais-moi donner mes livres par la Gestapo, boulevard Alexandre Martin….
… Ne te tracasse pas pour moi. Ton aide me fait un des plus heureux de cette prison au point de vue matériel, et la formation que tu m’as donné fort capable de subir ce contretemps. Traité en officier et non en bandit, j’acquiers la possibilité de pouvoir comprendre les milliers d’Hommes prisonniers depuis quatre ans…
Quoi qu’il arrive, prends tes dispositions pour rester à Orléans au moins jusqu’à la fin de la guerre, de l’état de guerre en Europe, c’est-à-dire plusieurs années. La période de ma jeunesse, beaucoup plus heureuse pour moi que pour toi va se clore, ce sera probablement la fin de la rue de Coulmiers où tous les amis qui y ont défilé*…
… Amitiés à mes scouts, aux anciens. Leur amitié me réconforte et moi, une fois de plus je leur dis : le scoutisme était une chic affaire, nous n’avons pas fait fausse route** et la belle équipe se retrouvera devant la vie. Que bonne-maman prévienne l’Institut catholique de l’arrêt de mes études. Je présenterai peut-être en septembre le certificat de philosophie et d’une manière générale, réponds dans ce sens à mes lettres : que mes jeunes ne croient pas que je les laisse tomber par indifférence**.
Pour moi, rien de nouveau : la vie à deux dans 2 m sur à peine 3, avec un lit, un poêle et 2 étagères, 10 minutes de promenade par jour ne prête guère à de longs récits, quelque active qu’elle soit : 2 parties d’échec par jour, 6 heures de lecture quand j’ai des livres, discussions et gymnastique la nuit. Elle est si longue cette nuit de 13 heures et les journées passent si vite que je suis étonné de penser que j’ai pris pension depuis un mois ici.
Les choses perdent leur proportion de valeur : ainsi c’est mon cache-nez le 1er dans l’échelle, tenir mon pantalon, boucler mon lit, battre les couvertures, etc. Obsession de fumer, de manger, ayant toujours les provisions à longueur de bras***.
Chanter. Cette prison est le domaine du chant : c’est le seul moyen que l’on ait de se sentir une communauté et de par Dieu, c’est une communauté bien française ; dommage que l’accord n’existe que dans le vouloir vivre et la bonne volonté, car je suis sûr que, sortis, nous aurons des écarts de vue irréductibles****.
Enfin prenons la vie comme elle vient. Néanmoins ce sont les lectures qui sont l’armature de mes journées. J’ai bien du mal à assimiler Saint Thomas d’Aquin, mais je crois y être arrivé, dommage que ce ne soit pas mon programme d’examen. Je fais surtout de la philosophie scientifique avec mon camarade de cellule ; je viens de lire « Initiation à la physique » de Max PLANCK. J’aimerais que tu me l’achètes pour le retrouver à mon retour.
Si tu vois mon vieux***** prof de philo assure-le que je passe de bons moments ici et que ses efforts n’ont pas été perdus puisque la philo me permet d’oublier cette épreuve.
L’intelligence doit savoir rester au-dessus des ennuis de la vie et je considère la période actuelle comme un repos et non un point final. L’action des jeunes sera très grande après la guerre******.
Merci pour le missel qui est arrivé à point pour donner une ossature à ma vie religieuse, car on finit par ne plus pouvoir se contenter d’une religion purement intellectuelle. Sans compter que ce missel est remarquablement fait.
Je t’embrasse tendrement, en espérant t’écrire ma quinzaine passée
Signé Claude Lerude avec croix scout
5/ Lettre du dimanche 20 février 1944 (extraits)
Orléans, le 20 février 1944
Ma chère Maman
Tu as dû ap-
prendre que les colis étaient interdits ; ne t’inquiète pas, ce temps de jeûne sera court, je me suis d’ailleurs depuis un mois remis en meilleure forme physique dans cette maison de repos*. Après quelques scènes courtelinesques, le sous-officier garde-chiourme a promulgué un règlement draconien : plus de livres, de vivres, de jeux, pas le droit de fumer ; devenons donc avec philosophie prisonniers de droit commun et répétons : après tout, nous sommes en prison.
Dans toutes les armées du monde, les adjudants aiment à augmenter leur autorité en dehors de leurs officiers ; la pensée nous reste et nous n’avons plus qu’à faire des chansons sur le compte de ce bellâtre, nous avons risqué notre vie et on veut nous affliger par la perte de quelques douceurs ; c’est bien drôle de retrouver partout la même comédie humaine ! Et puis, pensons à tous les camarades prisonniers depuis 4 ans, ou aux soldats captifs des Russes. Venez cependant voir chaque jour s’il y a quelque modification : Une journée occupée est moins inutile qu’une journée vide et perdre mon temps me dégoûte** ….
Pour le futur colis je demande :
Un chandail à manches, il ne fait chaud sans ma veste que je garde pour m’habiller : promenade, interrogatoire, fêtes de cellule.
En marge, Mme Lerude écrit : « ce devait être les interrogatoires que l’on venait lui faire subir à brûle-pourpoint même en pleine nuit »
Et un drap pour sac de couchage, on chasse mieux les puces sur du blanc ! On en a tué 350 cette semaine !
Puis, une longue liste suit de demandes assez précises. Mme LERUDE ne les reprend pas dans sa version ! Nous verrons prochainement, à les présenter, dans une version exhaustive de ces Courriers, parce que ses demandes présentent, nous semble-t-il, un certain intérêt !
Une fois de plus merci à tous et toutes de me gâter ; merci des colis, du tabac qui réchauffe, occupe et chasse les mauvaises odeurs ; Merci de l’amitié confiante, de ne m’avoir jamais questionné ; merci à ceux qui n’ont rien compris. Les jours n’ont jamais que 24 heures ; rien ne peut empêcher les heures de captivité de fuir une à une. Confiance car la vie reprendra, se reconstruira dans un monde qu’il faudra créer. Une fois de plus il faudra jouer sa liberté et sa vie ; mais la liberté par- delà la mort restera toujours nôtre. On ne subit pas la vie, on la fait, elle est comme on la voit et non comme on la sent, elle est dans le futur et non dans le passé. Vive la vie, elle est bonne…. ***
… Ici rien de neuf, bon pied, bon œil ; J’ai encore les ¾ de mon médicament, grand lavage cette semaine, paille fraîche. Je fais un devoir de philo sur la « participation » car le livre que tu m’as envoyé sur la question me semble fort incomplet et surtout mal présenté. Le temps est mauvais je crois, mais je vois si peu de ciel que je ne peux voir s’il pleut ou non. Je vois du bleu ou du gris et un rayon de soleil quand il se couche ; et alors je vous imagine toutes les trois dans la chambre de grand-mère, dans la maison redevenue silencieuse et toi murée entre ces deux braves corps sans intelligence ; dire que j’ai encore une vie plus intéressante ici que toi. J’aspire à te voir libre, à nous voir tous deux libres, ne te confine pas dans tes études religieuses, n’aie pas la morbidité de la tristesse, lis du profane. Intéresse-toi à la vie ; tu seras rouillée sans cela plus tard quand nous serons tous les deux. Non seulement la vie est belle, mais nous sommes sur terre pour découvrir Dieu à travers le sensible. Ne sors pas du réel. ****
Je t’embrasse de toute mon âme.
Signé Claude Lerude avec croix scout
6/ Lettre du dimanche 27 février 1944 (extraits)
Ma chère Maman,
Les semaines pas-
sent l’une après l’autre avec une vitesse effarante ; 7 semaines déjà que je suis ici. Les jours passent assez lentement car l’étude les remplit et les semaines semblent vides et rapides car rien ne les marque. Cette semaine fut évidement la semaine du jeûne*, de plus un 3ème pensionnaire est venu partager nos cinq mètres carrés : réunissant ces deux idées, je te demande d’envoyer un colis de deux kilos – qui ne sont jamais vérifié quant au poids – mardi de préférence, sans préjudice de vendredi ; il y a des chances qu’il m’arrive car les gardiens sont plus compréhensifs que l’adjudant pour ce qui est de la nourriture… **
Suit une série de précisions sur la réception de livres et de matériels (vêtements, tabacs, etc.)
Dans une version exhaustive, il nous sera possible de revenir sur les choix bibliographiques de Claude LERUDE
… Puisque j’en suis à la liaison prison-maison, je te signale que l’on peut m’écrire un peu plus souvent tout en sachant que je ne puis répondre ; l’on est très large pour les colis…
Suivent encore un certain nombre de demandes.
… Puisque j’en suis dans les détails matériels, voici quelques affaires personnelles que je te demande de régler.
Claude Lerude se sert ensuite de ce courrier à sa maman pour lui demander d’assurer son secrétariat avec quelques envois à assurer, soit en copie : exemple d’une lettre pour Jacques CAUMEL, soit des brouillons de lettres, dont cet exemple :
– Abbé Mazenod ; Séminaire St Irénée (Francheville – Rhône) Je ne vous oublie pas et prie beaucoup pour toi en cette année de ton ordination. Le souvenir de notre belle équipe d’il y a 4 ans reste toujours un réconfort. Quand ferons-nous quelque chose ensemble ? On serait si bien ensemble à s’occuper de gosses. »*** …
Puis, il conclut cette lettre avec des propos plus personnels :
… Tu vois, je ne me considère pas comme hors du monde, mais du monde et maintenant que je suis en permission**** – c’est-à-dire une vraie Permission que d’être dégagé de ses occupations militaires, – j’ai tout loisir de penser à la famille, aux amis, de redevenir le civil qui peut rendre service et songé à l’état d’esprit de ses proches. Les grognements de mauvaise humeur, les sourcils froncés, les déjeuners bâclés sont loin et je suis redevenu ton fils et c’est tout, sans rien ni personne pour me prendre à toi ; prisonnier ? Que non ; Je suis interne dans une boîte et je prépare des examens. *****
Je t’embrasse bien fort
Signé Claude Lerude avec croix scout
7/ Lettre du lundi 6 mars 1944 (extraits)
Ma Chère maman,
Ta lettre du 29
me prouve que tu as reçu mes deux dernières lettres. Ne t’inquiète pas si tu n’as pas d’autre signe de vie de moi, la prison est devenue une maison chaotique et pleine de non-sens.* Ainsi on n’a plus le droit d’avoir des crayons et on peut cependant écrire à dates régulières. On ne se rase plus que tous les quinze jours ; la promenade devient un mythe. Les colis de linge de mardi ne sont pas encore distribués et je viens juste de recevoir le colis de vivres de vendredi. J’enrage de voir une telle impuissance à savoir s’organiser – car il y a malgré tout de la bonne volonté, souvent on nous vole le tabac avant de distribuer les colis, pour les livres, nouveau contretemps, les 4 derniers (depuis la Bible annoncée) ne sont pas encore partis de la Gestapo depuis huit jours qu’ils y sont.
Je te dis cela non pas pour t’affoler, le moral reste chantant **, mais pour que tu en tires les conséquences.
Suit une liste très précise de consignes en 7 points à respecter méthodiquement, pour ces différentes demandes, dont
4) Pour les livres : nouvelles combinaisons : faire déposer un paquet avec la mention :
« Ltd Lerude***, A visé par le chef de la prison ».
Puis, il poursuit méthodiquement en précisant certains points : réception des colis, et nouvelle demande de livres.
« Achète-moi 4 livres que j’ai lu en prison !**** »…
… La vie continue toujours semblable. On joue bien davantage aux cartes et on cause beaucoup plus car le ventre creux on ne lit guère, mais ce temps est fini. On étudie les possibilités d’avenir : la tactique du parti du communiste – la vague anti cléricale qui va s’enfler, les sociétés occultes qui dirigent le monde ; le règlement de la Résistance et tous les problèmes qui se poseront à notre sortie d’ici. L’avenir s’annonce, non pas sombre, mais compliqué : Je m’aperçois ici aux contacts d’hommes de diverses opinions qu’il y aurait moyen de s’entendre si chacun cherchait à exprimer ses points de vue en quelques propositions de base et si pour nous, Catholiques, le clergé consentait à admettre l’évolution des idées et que toute nouveauté n’est pas un mal.
Je cherche à ramasser la position chrétienne en un certain nombre de propositions, non pas que nous aurons à former un bloc politique, mais parce que seront obligés de tenir certaines positions, en particulier comprenant la liberté du culte n’est pas le minimum à exiger de l’état et que nous avons à exiger certains équilibres : individu devant le groupe, primauté de la famille, etc. Si nous voulons concilier civisme et chrétienté. Mais l’Eglise est-elle encore en fait une unité sociale***** ?
Je t’embrasse bien fort.
Signé Claude Lerude avec croix scout
8/ Lettre du dimanche 12 mars 1944 (extraits)
Orléans, le 12 mars 1944
Ma Chère Maman,
Réservant cette
lettre à Bonne-Maman, je tiens cependant à t’envoyer en plus un petit mot : mon amour à moi est si jaloux que j’imagine le tien semblable. Tu n’as pas été sans nouvelles cette semaine et j’ai rêvé à ta joie. X
(X Un compagnon de cellule avait été libéré et il était venu donner des nouvelles immédiatement . Ceci a été ajouté en marge par Mme Lerude.)
Ton livre sur « le Temps » est absolument remarquable ; et il m’a inspiré la réflexion suivante, aidé par ton « Manuel du Chrétien » qui lui, est une splendeur à divulguer.
Aurai-je le temps de faire une retraite pascale ? Mon angoisse quant au choix de mon avenir n’est–elle pas une de ces crises dont le temps donne le sens ?
En conséquence, j’ai résolu, modifiant le schéma fourni dans le manuel et me cantonnant dans la philosophie chrétienne, grâce à St Thomas et St Augustin, je veux en faire une retraite sur le thème de la foi et la raison pour me permettre de continuer sans risque mes investigations philosophiques et les dangereuses fréquentations qu’elles comportent.*
Je pense te voir mardi – avec moins de surprise que cette semaine, car vraiment, je ne t’attendais pas. **
Tes colis sont bien arrivés, j’ai reçu une fois un colis que je suppose Secours National : pain, pommes de terre, pommes. Rien d’autre à signaler. Lorsque j’aurai ajouté que tes lettres me sont arrivées et qu’un caprice du patron a fait retourner les assiettes : renvoie sans te lasser ; c’est une question de bouteille. ****
A bientôt, j’espère mais en faire la condition de mon égalité d’humeur ; à bientôt peut-être mon retour rue de Coulmiers*****. Bonjour à Georgette, amitiés à tous.
Bons baisers
Signé Claude Lerude avec croix scout
9/ Lettre du mercredi 22 mars 1944 (extraits)
Orléans, le 22 mars 1944
Ma Chère Maman,
Tes visites sont courtes. Et l’on aurait tant de choses à te dire, tant de réconfort à vivre un peu ensemble ; l’avenir semblerait plus accueillant, le présent pour toi aurait un sourire, mais ne nous plaignons pas et rappelons les longues semaines sans visites. Et néanmoins il faut que je te voie ton courrier pour écrire, soit à ceux que tu me demandes, soit aux jeunes dont je suis toujours un peu responsable.
Cette semaine, anniversaire de papa, je songe particulièrement à toi, à nous trois : sa bague, sa montre avec moi dans la cellule me rappellent le (brillant) soldat qu’il fut ; peut-être que lui n’aurait pas été un vaincu et n’aurait pas fini la guerre comme prisonnier*, mais il aurait été le premier à lutter. N’est-ce-pas sous le nom de Paul d’ailleurs que j’ai mené le combat. Paul ce nom que l’on prononce jamais entre nous, mais que tu as su laisser présent dans mon éducation.
Un matin d’avril 1928, ne m’as-tu pas dit en me prenant sur tes genoux : « Ton papa est parti au ciel, mais il reste avec nous ». Vois-tu, votre fils ne pouvait pas comprendre mais renoncer à la lutte. Cette semaine rien à signaler***. Bien reçu tes colis !
L’unité a été ma retraite, et après huit jours, j’ai l’esprit un peu fatigué. Je vais maintenant – sur ton vieux cahier – prendre quelques notes sur le commandement sous le titre : « Restez Chef !» ****
Je pense grouper des anecdotes, des souvenirs des réflexions de prison. J’aurais ainsi l’impression de ne pas être totalement inutile car plus tard, ces notes pourront amener d’autres Chefs à réfléchir. Plus tard, cette obsession du prisonnier dont la grande ennemie est l’imagination : tout paraît facile. Il n’est pas question de m’astreindre à un programme d’examen stupide : il ne me reste que la liberté de penser, je tiens à ne pas tomber sous une nouvelle dépendance, encore plus stupide que l’autre puisque sans réalisme *****.
Je t’embrasse bien fort
Signé Claude Lerude avec croix scout
